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CHAPITRE X. REMARQUES SUR LE GENRE CESTRACION ET SES AFFINITES AVEC LES AUTRES SQUALES VIVANS ET AVEC LES FOSSILES DES TERRAINS SECONDAIRES

 

Pour compléter l'histoire des Cestracions, disons encore quelques mots du C. Philippi, le seul représentant de cette famille dans la création actuelle. Quelque opinion que l'on ait sur l'ordre de succession des animaux qui n'existent plus, il est un fait auquel on ne saurait avoir trop d'égard, quand on recherche les lois qui ont présidé á la répartition des êtres vivans á la surface du globe, á différentes époques géologiques; c'est que les types de notre époque qui présentent la plus grande analogie avec ceux des premiers âges de la nature, sont aussi les plus rares. Ce fait est d'autant plus frappant, qu'il se reproduit dans presque toutes les classes du régné animal, et souvent même plusieurs fois dans les diverses familles de la même classe; mais ce n'est pas seulement le nombre des espèces qui va en décroissant, celui des individus est aussi plus limité qu'à l'ordinaire. Comparons un instant les Crinoïdes de notre époque avec ceux des terrains secondaires et de transition. C'est á peine si deux ou trois musées ont des représentans du Pentacrine vivant, tandis que les fossiles de cette espèce abondent partout. Quelle différence entre la fréquence des Nautiles vivans et celle des espèces fossiles de ce genre ou des autres genres de Céphalopodes cloisonnés fossiles! Les Brachiopodes ne sont aussi représentés que d'une manière mesquine dans notre époque, quand on songe à leur abondance extraordinaire dans les roches plus anciennes et jusque dans les terrains de la craie.

 

La classe des poissons nous a déjà fourni un exemple semblable dans les genres Lepidosteus et Polypterus dont nous avons traité dans le volume précédent, et qui sont les seuls représentans d'une famille jadis nombreuse. Nous en avons un' autre exemple tout á fait analogue dans le genre Cestracion, dont il n'existe qu'une seule espèce vivante, qui est l'un des Squales les plus rares que l'on connaisse.

 

Ce poisson, si différent de tous les autres Requins, a la plus grande analogie avec les genres éteints dont j'ai donné la description dans les chapitres précédens. Ses caractères justifient pleinement la manière dont j'ai groupé ces genres fossiles pour en faire une famille á pari sous le nom de Cestraciontes. Malheureusement on n'en connaît encore que les formes extérieures, tandis que son anatomie, qui serait d'un grand intérêt pour l'étude des fossiles . est encore á faire. Décrite d'abord par Philipp, le fondateur de la colonie australienne de la Nouvelle-Galles du Sud, celte espèce a été rapportée pour la première fois en Europe par M. Lesson, qui en a donné une description et une figure sous le nom de Cestracion Philippi dans le Voyage de la Coquille, vol. II, Tab. 2. II en existe en outre un exemplaire au musée de la Société zoologique de Londres, un au musée de Berlin, un autre au musée de Francfort et plusieurs au musée de Leyde. C'est dans la baie de Port-Jackson que cette espèce a été observée le plus souvent. MM. Müller et Henle la citent également au Japon.

 

Le Cestracion Philippi est un squale de forme trapue; sa tète est obtuse, courte, bombée et proportionnellement grosse; son museau est conique et garni de deux replis roulés en dedans sur eux-mêmes; la bouche est placée prés de l'extrémité du museau; elle est ample et bordée de festons qui lui permettent une plus grande dilatation; les mâchoires sont étroites, pointues, leurs branches sont rapprochées en avant et s'écartent en arrière eu forme de fer à cheval; elles sont garnies en avant de petites dents pointues, tandis que celles des côtés de la bouche sont larges et aplaties. Les narines s'avancent jusqu’à la bouche. Les évents sont petits, percés en dehors et en arrière des yeux. Les yeux eux-mêmes font saillie au bord supérieur de la tète, et sont protégés par un renflement qui se continue en avant jusqu'au bord du museau, et en arrière jusqu’à l'occiput, où il s'abaisse brusquement. Les ouvertures branchiales sont étroites, les antérieures sont les plus fendues; les dernières, qui sont les plus courtes, sont au-dessus des pectorales, dont elles sont assez distantes. Les pectorales sont grandes, de forme triangulaire, á angle arrondi; les ventrales, quoique plus petites, ne diffèrent pas d'une manière bien notable des pectorales par les dimensions, mais elles sont plutôt quadrilatères (* Celles des mâles portent deux longs appendices cylindracés, munis en dehors d'une épine tranebante, aigne et très-acérée). Il existe deux dorsales de forme semblable, mais dont l'antérieure est la plus grande; leur bord antérieur est arqué, soutenu en avant par une forte épine, dont la pointe seule se détache des nageoires. Ces épines sont triangulaires, très-robustes, droites, arrondies en avant et terminées en une pointe faiblement arquée en arrière. Leur bord postérieur est plat, avec une profonde rainure sur le milieu; leur base forme la partie la plus large du rayon, qui s'amincit insensiblement. La première dorsale, qui est sensiblement plus grande que la seconde, commence vis-à-vis du bord postérieur de l'insertion des pectorales et occupe ainsi l'espace entre les pectorales et les ventrales, tandis que la seconde qui correspond á l'espace compris entre les ventrales et l'anale, est plus rapprochée de celle-ci. L'épine de la première dorsale qui a á peu près les mêmes dimensions que celle de la seconde, est par conséquent sensiblement plus courte que la nageoire elle-même. Le bord postérieur des deux dorsales est échancré de manière á donner á l'angle supérieur une forme arrondie, tandis que l'angle inférieur est aigu. L'anale est un peu plus petite et plus étroite que la seconde dorsale. La caudale est de toutes les nageoires celle qui, par sa forme et ses dimensions, s'éloigne le plus du type ordinaire des Squales; elle est courte, très-large et divisée en deux lobes par une échancrure arquée. Les rayons qui sont insérés au dessus de la colonne vertébrale forment, conjointement avec ceux de l'extrémité du bord inférieur, un large lobe terminal et triangulaire. Les rayons antérieurs forment un second lobe triangulaire, dont l'angle est beaucoup plus saillant que celui du lobe postérieur.

 

L'arrangement des dents est d'autant plus important pour l'étude des fossiles, qu'on ne trouve que très-rarement des mâchoires entières. J'ai par conséquent cru utile d'en représenter les mâchoires et les dents, Tab. D, fig. 11 - 19.

 

La figure 11 représente les deux mâchoires réunies, vues par derrière. Les grosses dents en pavé y apparaissent comme quatre hélices parquetées.

 

La figure 12 montre la mâchoire inférieure de profil.

 

La figure 13 nous la montre d'en haut. Toute la pointe des mâchoires est garnie de petites dents coniques, pointues, comme celles des fig. 17 et 18, dont les antérieures ont même une échancrure ou deux de chaque côté de la base. La rangée médiane qui repose sur la symphyse, se compose d'une quinzaine de dents semblables; les deux rangées qui suivent sont composées de dents de même forme. La troisième, qui aboutit á l'angle extérieur des mâchoires, a des dents moins pointues. Viennent ensuite quatre rangées de petites dents plates, dont les antérieures, qui sont les plus petites, tiennent le milieu entre les dents pointues de la symphyse des mâchoires et les larges dents en pavé de leurs branches latérales. A ces quatre rangées succèdent deux rangées de six ou sept grosses dents plates, légèrement arquées et relevées d'une faible arête au milieu. La fig. 16 représente une de ces dents détachées; les fig. 14 et 15 qui en sont des coupes longitudinales et transversales, montrent comment la couronne est séparée de la racine par un étranglement. Les trois dernières rangées de dents vont en diminuant insensiblement de grandeur; elles sont également plates, mais plus droites. La surface de toutes les dents plates est rugueuse; il en est de même de la base des dents antérieures, mais leur pointe est lisse. La fig. 19 représente une de ces dents détachées.

 

Les bourrelets en forme d'hélice que forment les dents par suite de leur arrangement en séries obliques, sont tellement rapprochés dans chaque mâchoire, qu'ils se touchent derrière les petites dents de l'extrémité antérieure des mâchoires. II résulte de cette disposition des dents et des mâchoires une sorte d'entonnoir en arrière de leur symphyse, couvert, en avant, d'un pavé de petites dents coniques, et en arrière, des rangées les moins développées des dents plates.

 

J'ai déjà fait remarquer aux pages 77 et 78, et aux pages 83 et 84 les rapports éloignés qui existent entre la dentition du genre Cestracion et celle de certains genres de Raies, et j'ai en même temps fait connaître quelques particularités de la structure de ces dents.

 

Toute la surface supérieure du corps de ce poisson est couverte d'un chagrin très-dur, très-rude et très-rugueux, résultant des nombreuses aspérités dont la peau est hérissée: tandis que la surface inférieure est parquetée de très-petits grains quadrillés.

 

Nous avons vu plus haut que les dents du Cestracion Philippi présentent la plus grande analogie avec celles des genres Strophodus, Acrodus, Orodus, Ptychodus, Chomatodus, Cochliodus, Psammodus, Helodus, Ceratodus, Ctenodus et Ctenoptychius, tous genres éteints, dont les chapitres précédons contiennent la description. Nous avons inféré de leur forme aplatie, que tous ces poissons devaient plutôt broyer leur nourriture que l'avaler gloutonnement comme les autres Squales; et les déformations que l'on observe fréquemment á la surface de ces dents fossiles, dont la couronne est quelquefois usée jusque près de la racine, comme c'est généralement le cas chez les animaux qui broient leur nourriture, confirment pleinement cette supposition. Il serait dès lors très-intéressant de connaître la manière de vivre du genre Cestracion, et de pouvoir étudier sur cette espèce les modifications de l'organisation intérieure, qui déterminent un mode de vie aussi différent de celui des autres squales. Mais l'analogie entre le Cestracion Philippi et les genres fossiles qui constituent ma famille des Cestraciontes, ne se borne pas seulement á la ressemblance que l'on observe dans leur dentition. J'ai tout lieu de croire qu'il devait exister entre eux des rapports de forme et d'allure non moins frappans. J'ai même déjà acquis la certitude que c'est en partie à ces poissons qu'il faut attribuer ces grandes épines dorsales connues sous le nom d'Ichthyodorulites, que j'ai décrites dans la première partie de ce volume. Il est vrai que les Ichthyodorulithes n'appartiennent pas tous á la famille des Cestraciontes, comme nous le verrons tout à l'heure; cependant j'ai pu mè convaincre que mes Asteracanthes en particulier sont les rayons des poissons dont j'ai décrit les dents, sous le nom de Strophodus, et j'espère que l'intérêt toujours croissant pour les poissons fossiles fera découvrir lot ou tard á quels genres de dents il faudra rapporter les rayons décrits sous les noms de Ctenacanthus, Oracanthus, Gyracanthus, etc., etc.

 

Le moyen le plus sûr d'y parvenir sera de faire la plus grande attention au mode d'association des différentes dents et des rayons que l'on trouve réunis dans différentes couches. S'il m'était permis de faire quelques suppositions d’après ce que j'ai pu observer á ce sujet, je dirais que je crois pouvoir rapporter les Némacanthes au genre Ceratodus, les Cténacanthes au genre Psammodus, et les Oracanthes au genre Orodus. Les rayons décrits sous le nom d'Hybodes appartiennent á une famille tout á fait différente de celle des Cestraciontes, dont je connais complètement la dentition, et que je décrirai au chapitre suivant.

 

La preuve la plus directe qu'il existe dans l'ordre des Placoides plusieurs familles distinctes dont les nageoires sont soutenues par de grosses épines osseuses, nous est fournie par les genres Spinax, Acanthias, Cestrophorus, Centroscyllium et Centrina, tous genres de la création actuelle que le Prince de Canino et MM. Müller et Henle ont très-judicieusement distingués comme un groupe á part dans la famille des squales, groupe qui se caractérise par l'absence d'une anale et l'existence de fortes épines dans les deux dorsales. Ce groupe caractéristique de notre époque et dont je ne connais qu'un seul représentant dans la craie, parait avoir pris dans la création actuelle la place des Cestraciontes dès que cette famille a commencé á s'épuiser. Je suis d'autant plus porté á le croire, que les divers genres de la famille des Aiguillats, malgré les différences que l'on observe dans leur dentition . et malgré l'absence d'une anale, ont tous une caudale large et courte comme les Cestraciontes. Une dernière question qu"il importe d'examiner, et que l'étude des squales vivans nous permet de résoudre, est celle de savoir si l'on ne doit réunir dans une même famille que des genres munis d'épines, ou si l'on peut y ranger des genres á dorsales épineuses et des genres á dorsales molles. La grande analogie qui existe entre les genres Scymnus et Centrina, me fait pencher pour l'opinion que la dentition doit l'emporter, dans l'arrangement des genres, sur la structure et la position des nageoires, ensorte que je réunirai á l'avenir dans une même famille les Scymnus, les Centrines et les Spinax, qui ont la mème forme et la même position des nageoires, mais dont les uns ont des épines dorsales, tandis que les autres en sont dépourvu. J'y placerai également le genre Echinorhinus, malgré la position reculée de ses deux dorsales; ensorte que ma famille des Centrines correspondra exactement à la quatrième grande division des Squales de MM. Müller et Henle, á l'exclusion des genres Pristiophonis et Sqmilina. Existe-t-il des Cestraciontes dépourvus de rayons épineux? C'est ce dont il sera bien difficile de s'assurer, puisqu'on trouve si rarement des poissons fossiles de cet ordre entiers. Je crois cependant que c'est dans le voisinage des Cestraciontes qu'il faut ranger le genre Mustelus, que l'on pourrait peut-être considérer comme un Cestracionte sans épines dorsales.